Vers une intelligence collective non-marchande
Analyse critique de la guerre économique et des alternatives durables

Introduction
Au commencement de l’histoire humaine, les premières communautés vivaient de la cueillette, de la chasse et plus tard de l’agriculture naissante. Dans ces sociétés proto-historiques, les échanges économiques étaient rudimentaires, limités au troc, c’est-à-dire à l’échange direct d’un bien ou d’un service contre un autre, sans intermédiaire monétaire. Les besoins élémentaires — nourritures, peaux, silex taillés, outils en os ou en pierre — circulaient ainsi de mains en mains sur la base d’une valeur d’usage : une peau de bête valait un certain nombre de galettes de céréales, ou un outil de pierre valait tel autre objet jugé utile. Dans cette configuration, la richesse n’était pas un concept abstrait, mais une réalité concrète liée à la satisfaction immédiate des besoins.
Le passage aux premiers marchés & apparition de la monnaie
Avec le temps, les sociétés se complexifièrent. Les surplus agricoles,
l’amélioration des techniques d’élevage, l’essor de l’artisanat et
l’émergence des premières villes-États engendrèrent de nouveaux types de
relations économiques. À mesure que la spécialisation du travail
s’approfondissait, le troc montra ses limites : il devenait difficile de
déterminer la valeur exacte d’un produit par rapport à un autre, et les
transactions multiples sans équivalent monétaire étaient fastidieuses.
C’est dans ce contexte que la monnaie joua un rôle décisif.
Qu’elle prenne la forme de coquillages, de lingots de métal, de pièces
frappées, la monnaie devint l’étalon universel de la valeur, un moyen
d’échanger sans contrainte de réciprocité directe. Les premiers marchés
au Proche-Orient, en Grèce, en Chine ou en Inde fonctionnèrent alors
avec une plus grande fluidité. L’accumulation de richesses devint
possible, la notion de profit émergea, et les élites économiques —
marchands, banquiers, négociants — commencèrent à jouer un rôle de
premier plan dans la structuration des civilisations.
Commerce international & formation des empires
Plus tard, les grands empires de l’Antiquité, comme celui des
Phéniciens, des Romains ou des Chinois des Han, s’illustrèrent par la
mise en place de vastes routes commerciales. La Route de la Soie, le
bassin méditerranéen, les caravanes transsahariennes ou encore les
itinéraires fluviaux sur le Gange et le Nil participèrent à
l’élargissement des horizons marchands. Les biens de luxe (épices, soie,
métaux précieux), les innovations techniques (papiers, boussoles,
gunpowder) et les idées circulaient à grande échelle. Le commerce
n’était plus seulement local, il devint un lien entre civilisations,
favorisant les échanges culturels, l’expansion des religions, mais aussi
la concurrence pour les matières premières et les marchés.
Ce maillage de relations économiques conduisit parfois à des conflits.
Les guerres territoriales, au-delà de motifs politiques ou religieux,
étaient souvent motivées par le contrôle des ressources économiques :
terres fertiles, voies commerciales stratégiques, accès aux ports et aux
routes d’approvisionnement./p>
Révolution industrielle & mondialisation des échanges
La révolution industrielle du XIXe siècle accéléra ce processus. La mécanisation, l’abondance de biens manufacturés, l’amélioration des transports (chemins de fer, bateaux à vapeur, puis avions) et des communications (télégraphe, téléphone) densifièrent le réseau commercial mondial. Les grandes puissances coloniales cherchèrent à asseoir leur domination économique sur de vastes territoires, exploitant les ressources naturelles et la main-d’œuvre locales. La concurrence entre États-nations s’intensifia : on assistait à une véritable guerre pour les marchés, que ce soit par l’expansion coloniale, le protectionnisme ou la mise en place de tarifs douaniers dissuasifs. Si les conflits armés du XXe siècle furent déclenchés pour des raisons politiques et idéologiques, ils étaient souvent liés à des enjeux économiques majeurs, tels que le contrôle du pétrole, de l’acier, du charbon, des terres rares.
Guerre économique contemporaine
Au XXIe siècle, l’évolution civilisationnelle vers la mondialisation des
échanges est à son paroxysme. Les organisations internationales (OMC,
FMI, Banque mondiale), les accords de libre-échange et la révolution
numérique ont rendu les barrières économiques plus poreuses. Les
marchandises, les capitaux, les informations et les services circulent
quasi-instantanément. Cependant, cette fluidité a un revers : la
concurrence entre les puissances économiques n’est pas disparue, elle
s’est transformée. Désormais, les rivalités se déplacent souvent du
champ militaire au champ économique et technologique. Les États, les
multinationales et les blocs régionaux (UE, ASEAN, ALENA devenu USMCA)
s’affrontent pour capter des parts de marché, contrôler les chaînes de
valeur globales, dominer des secteurs stratégiques (énergie,
électronique, biotechnologies) et imposer leurs normes.
Le phénomène aujourd’hui qualifié de « guerre économique » se traduit
par des affrontements non-armés mais tout aussi déterminants :
espionnage industriel, sanctions financières, manipulation des monnaies,
restrictions à l’exportation de matières critiques, cybersabotage,
pressions diplomatiques visant à sécuriser ou fragiliser l’accès aux
ressources et aux technologies. Les États-Unis, la Chine, l’Union
européenne, la Russie, et d’autres grandes puissances mènent une lutte
d’influence où, sans recourir directement aux armes, la recherche
d’avantages économiques se dresse comme la nouvelle clé du rapport de
force mondial.
Pré-conclusion
De l’échange direct de denrées sur un marché rudimentaire au troc
primitif, en passant par l’apparition de la monnaie, la constitution
d’empires marchands, les routes commerciales anciennes, la révolution
industrielle, jusqu’à la mondialisation contemporaine, l’économie a
toujours été un moteur central dans l’évolution des civilisations.
Désormais, la lutte pour la prééminence n’est plus cantonnée aux champs
de bataille traditionnels. Elle s’est déplacée vers les places
financières, les laboratoires de recherche, les algorithmes des
plateformes en ligne, le contrôle des réseaux logistiques. L’humanité a
ainsi progressivement transité d’un simple troc local, basé sur la
survie et la nécessité, à une forme de guerre économique globale,
subtile, dématérialisée, mais non moins déterminante pour le destin des
peuples et des nations.
Au-delà de la mondialisation et de la guerre économique, une autre dynamique émerge, discrète mais puissante, fondée sur l’idée d’une intelligence collective non-marchande. Cette nouvelle tendance se nourrit des traditions de coopération, des innovations technologiques favorisant la mise en commun et des réflexions critiques sur le rôle de l’économie dans nos sociétés. S’il est encore minoritaire, ce mouvement propose une réorientation radicale : passer d’un modèle où la concurrence, l’accumulation et la marchandisation dominent, à une logique de mise en réseau des savoirs, de partage des ressources et de valorisation de la contribution plutôt que de la transaction.
Résurgence des communs
Historiquement, le concept des « communs » était bien présent : il s’agissait de terres ou de ressources naturelles gérées collectivement par une communauté, sans droit de propriété privé exclusif. Ces communs traditionnels, aujourd’hui largement disparus sous la pression de l’appropriation, la privatisation et la rentabilisation, ressurgissent à travers de nouvelles formes. On les retrouve sous la forme de biens numériques partagés : logiciels libres, encyclopédies en ligne collaboratives (comme Wikipédia), banques de semences paysannes, données scientifiques en libre accès. Dans ces écosystèmes, la valeur n’est pas liée à un prix, mais à l’utilité commune, la préservation du bien, son enrichissement par la contribution de chacun et son libre usage par tous.
Outils numériques au service de la coopération
Les technologies de l’information jouent un rôle clé dans ce retour à une intelligence collective non-marchande. Les plateformes collaboratives, les réseaux pair-à-pair, la blockchain et le logiciel libre permettent de construire des systèmes où la confiance se tisse sans intermédiaires centralisés. Ainsi, la coopération n’est pas seulement une valeur morale, mais un mode de fonctionnement inscrit dans l’architecture même des infrastructures numériques. Par exemple, des communautés de développeurs répartis sur la planète travaillent de concert sur des projets open source, sans hiérarchie formelle, simplement unis par un objectif commun : produire un outil utile, esthétique, performant, qui profite à l’ensemble des utilisateurs. Cette dynamique existe déjà et démontre la viabilité d’une organisation socio-économique sans finalité exclusivement marchande.
Modèles économiques alternatifs
Même s’il s’agit de s’éloigner de la compétition pure, il n’est pas question de nier le besoin d’organiser la production et la répartition des richesses. Cependant, là où la logique marchande repose sur l’échange monétarisé et la recherche du profit, les modèles alternatifs proposent une économie du don, de la contribution ou de la réciprocité. Les monnaies locales, les systèmes d’échange de savoirs, le financement participatif, les coopératives ou les mutuelles, les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), tous ces dispositifs réinventent le lien entre production et consommation. Ils redéfinissent la valeur : ce qui compte n’est plus l’accumulation individuelle mais la création de liens, la solidarité, l’autonomie locale, la résilience face aux crises et, au final, la qualité de vie du groupe.
Intelligence collective & émancipation du savoir
Le retour à une intelligence collective non-marchande ne concerne pas que les biens matériels. Le savoir, la culture et la science sont au cœur de cette transformation. À l’ère des fake news, des monopoles de l’information et des manipulations médiatiques, favoriser la circulation libre des connaissances s’avère essentiel. Les initiatives en faveur des données ouvertes (open data), de la science ouverte (open science), des cours libres et gratuits en ligne (MOOC) ou des bibliothèques numériques partagées esquissent un futur où chacun peut contribuer à la construction du savoir, y accéder sans barrière financière et s’émanciper ainsi de la dépendance aux experts ou aux marchands d’informations.
Résistances, limites & potentiels
Ce retour vers des logiques non-marchandes n’est pas exempt de défis. Les intérêts établis, les monopoles économiques et les structures étatiques traditionnelles peuvent s’opposer à des formes de partage susceptibles de menacer leurs prérogatives. Le temps nécessaire à la coordination et à la gouvernance partagée n’est pas négligeable. La question de la durabilité économique, de la protection contre les abus ou du risque de capture par des acteurs malveillants se pose également. Cependant, l’essor d’un tel mouvement prouve qu’il est possible de s’éloigner des schémas dominants, de mettre en place des micro-sociétés, des collectifs et des réseaux transnationaux fondés sur le care, la contribution, la reconnaissance mutuelle et la solidarité.
Conclusion
Après des millénaires de structuration marchande, l’émergence d’une économie non-marchande fondée sur l’intelligence collective ouvre une fenêtre sur une civilisation plus coopérative, durable et égalitaire.
Une « stupidité économique » pourrait être entrevue comme un ensemble des comportements, des politiques et des logiques de marché qui, bien que parfois rationnels à court terme pour certains acteurs, se révèlent profondément irrationnels à long terme sur le plan collectif. Elle est l’incapacité — volontaire ou non — de mesurer les conséquences systémiques des décisions économiques, les effets en cascade sur la société, l’environnement, la dignité humaine. Cette notion met en lumière à quel point certaines orientations, pourtant justifiées par des indicateurs financiers, peuvent s’avérer destructrices, contre-productives, voire autodestructrices au regard des impératifs de soutenabilité et d’équité.
L’illusion de la croissance infinie
L’une des premières dérives de cette stupidité économique est la
croyance dans une croissance infinie sur une planète aux ressources
finies. Dans le dogme dominant de l’économie néolibérale, plus de
production, plus de consommation et plus de profit constituent les
signaux d’un système économique « en bonne santé ». Pourtant, cette
logique ne tient pas compte des limites environnementales ni des coûts
réels générés par l’extraction, la pollution, la dégradation des
écosystèmes et le réchauffement climatique. Faire tourner une machine
productive sans fin, sans questionner ni la finalité ni l’impact global,
relève d’une myopie dangereuse. C’est là l’essence de la stupidité
économique : poursuivre des objectifs quantitatifs court-termistes alors
que les conditions de la survie à long terme sont menacées.
La réduction de l’humain au statut de ressource
jetable
Un autre aspect tient à la manière dont le système économique réduit
souvent la valeur humaine à sa seule fonction de force de travail ou de
capacité d’achat. Les salariés deviennent des coûts à minimiser, la
formation est vue comme un investissement seulement si elle génère des
gains à court terme, et la qualité de vie au travail passe après la
productivité. Cette déshumanisation entretient un climat de défiance, de
mal-être et d’insécurité. Les « externalités humaines » sont traitées
comme quantité négligeable. Pourtant, l’épuisement des individus, leur
perte de sens, leur manque de motivation et de créativité entraînent à
long terme une baisse globale de la résilience économique et sociale. Ce
processus, fondé sur une vision strictement comptable et quantitative,
est une autre forme de stupidité, car il empêche l’économie de tirer
bénéfice du potentiel créatif et humain à long terme.
L’obsession des indicateurs financiers au détriment de la
valeur réelle
Sur un plan plus technique, la focalisation sur quelques indicateurs —
comme le PIB, les marges bénéficiaires, le cours de l’action — sans
prendre en compte la qualité, la durabilité, le bien-être social ou
l’équilibre écologique, conduit à des décisions absurdes. Le cas des
forêts coupées massivement et remplacées par des monocultures appauvrit
la biodiversité, fragilise les sols et ne construit aucune prospérité
durable. Pourtant, comptablement, on enregistre un gain immédiat lié à
la vente du bois. De même, des délocalisations visant à réduire les
coûts immédiats, sans stratégie de long terme, finissent par affaiblir
le tissu industriel, créant des dépendances stratégiques, des fragilités
dans les chaînes d’approvisionnement et in fine des coûts plus élevés
lorsqu’une crise survient. Toute mesure purement financière, déconnectée
des réalités humaines, sociales et écologiques, relève de cette forme de
bêtise économique.
La promotion de l’individualisme extrême
L’une des justifications morales du système marchand concurrentiel est
la croyance que l’individualisme poussé et la compétition généralisée
conduiront à l’optimisation collective. Or, l’expérience montre que la
coopération, la confiance mutuelle, le partage de l’information et la
mise en commun des savoir-faire peuvent se révéler bien plus efficaces
pour résoudre des problèmes complexes. Ignorer ou négliger ces vertus
coopératives, c’est s’enfoncer dans une stupidité économique qui croit
que tout doit être rivalité. Cette mentalité fait perdre des
opportunités de progrès partagés, de gains de productivité et
d’innovation sociale. Plutôt que de s’engager dans des partenariats, on
passe en mode conquête, ce qui, paradoxalement, peut appauvrir à terme
les écosystèmes économiques.
Les bulles spéculatives et l’aveuglement
collectif
Un autre exemple de stupidité économique réside dans la création et
l’entretien de bulles spéculatives. Les opérateurs financiers, grisés
par des profits virtuels, contribuent à la formation de prix déconnectés
de la valeur réelle des actifs. Les marchés deviennent des casinos,
tandis que les conséquences des effondrements successifs pèsent sur
l’économie réelle. Cette attitude relève du déni : refuser de voir la
fragilité du système, se convaincre que la fête sera éternelle. Les
crises financières, comme celle de 2008, illustrent bien l’ampleur des
dégâts générés par ce type de comportements aberrants. Elles montrent un
mépris total pour la stabilité globale, la précarisation qu’elles
entraînent et la démolition de la confiance en l’avenir.
L’ignorance des coûts sociaux et
environnementaux
Enfin, la stupidité économique culmine dans l’incapacité à intégrer les
coûts réels de l’activité. Pollution, problèmes de santé publique,
dévastations écologiques, inégalités extrêmes, exclusion, paupérisation
: ces réalités sont souvent traitées comme des externalités négatives «
secondaires ». Les laisser de côté dans le calcul économique est une
erreur fondamentale. En négligeant les dommages collatéraux, on fabrique
à retardement des crises majeures, qu’il faudra corriger à grand renfort
de dépenses publiques, de réformes coûteuses et de mesures de plus en
plus autoritaires. L’horizon s’assombrit alors, et le fameux «
rationalisme » économique se révèle n’être que myopie.
Conclusion : repenser l’intelligence
économique
Les dérives de la stupidité économique démontrent que l’on ne peut pas
compter sur les seuls mécanismes de marché pour réguler efficacement nos
sociétés. Il est urgent de mettre en place des indicateurs plus
holistiques, d’intégrer la soutenabilité, la qualité de la vie, la
résilience et la coopération dans la définition même de la réussite
économique. La prise de conscience collective, l’éducation, le débat
démocratique, l’implication des citoyens, des scientifiques, des
associations et des mouvements sociaux sont autant de leviers pour
sortir de cette spirale. De l’aveuglement court-termiste à la véritable
intelligence économique, la marge de progrès est considérable. Si la
stupidité économique est le résultat d’une logique réduite au profit et
à la concurrence, son antidote réside dans l’ouverture, la remise en
question, la prise en compte de la complexité et des limites du monde
réel.